PRIÈRE ET CONTEMPLATION

PRIÈRE ET CONTEMPLATION
PRIÈRE ET CONTEMPLATION

La prière n’est pas séparable de la totalité de l’expérience religieuse. Elle est le «verbe» qui donne forme articulée au commerce d’abord indicible avec le divin ou le sacré. Verbe qui s’organise selon la cohérence des diverses croyances. Verbe qui accompagne souvent d’autres activités religieuses: offrandes et sacrifices, oracles, rites divers, jeûne. Mais précisément parce qu’elle est verbe, c’est-à-dire expression ordonnée et langage d’un être aux prises avec son destin, elle est la plus représentative des manifestations de la relation de l’homme avec une transcendance. Envisagée dans une perspective phénoménologique, la prière apparaît comme naissant d’un besoin qui pousse au recours. La croyance va préciser le recours possible et armer la prière de ses invocations, de ses arguments, bref de son langage. Grâce à elle, le besoin brut se structure en désir digne d’être présenté aux dieux.

1. Le recours

Devant un danger imminent, dans une souffrance aiguë, un cri de prière peut jaillir de n’importe quelles lèvres humaines. C’est à peine une prière, c’est le recours à l’état pur: si quelque puissance écoute et peut quelque chose pour moi! Jailli du sentiment de pure détresse, un tel cri est à peine articulé, et celui qui l’a lancé se reprend souvent, honteux d’avoir cédé à ce qu’il juge une faiblesse.

Par là se trouve posé le problème humain du besoin. L’homme est un être de besoins. Enfant, il n’est que cela. Adulte, que ce soit comme individu ou comme groupe, il a pris la mesure des besoins permanents à la satisfaction desquels il doit se consacrer sans trêve. Il lui faut bien les avouer et évaluer ses impuissances. Mais il doit aussi échapper à la tentation de la crainte excessive, de la démission, de la régression infantile, sans quoi c’en est fait de lui dans la lutte pour l’existence.

Surgissement de la prière

Dès ses états archaïques, la prière représente une solution à ce problème. La prière: non plus le cri, mais la décision d’avoir recours à des puissances supérieures par une parole où, avouant sa dépendance, l’homme affirme paradoxalement sa dignité et son pouvoir. Car, pour le primitif, la parole qui implore est puissante à sa manière (on le voit, à l’extrême, dans la magie). Ainsi, détenir le nom d’un dieu, c’était l’obliger à répondre à l’appel qu’on en faisait. La prière: ruse de l’homme pour, dans son impuissance, maintenir la conscience de son pouvoir, concession d’une dépendance à l’égard de forces obscures, mais dans la dignité d’un être qui a le secret de la parole.

On ne s’étonnera donc pas que la prière archaïque ait été, la plupart du temps, minutieusement organisée. Des prières étaient prévues pour toutes les situations d’insécurité. Ainsi l’Africain a-t-il un registre de prières pour la naissance, la puberté, le mariage et la mort; car, en ces quatre seuils de l’existence, il y a lieu de conjurer l’inquiétude et les incertitudes de l’avenir. Mais, outre ces temps forts, une foule de situations délicates ont chacune sa prière: besoin de pluie pour les récoltes, de gibier pour la chasse, de fécondité pour les troupeaux, danger de guerre. La prière a une fonction conjuratrice, rassurante, incantatoire, autant qu’une prétention opératoire; et c’est ce qui en fait la somptueuse variété, ce qui lui confère la qualité poétique et humaine qui touche encore l’homme d’aujourd’hui. Fort de sa prière, le primitif avance avec tranquillité dans un univers où trop de facteurs échappent tant à sa raison qu’à sa maîtrise. On appellera «besoins de subsistance» ces besoins nés du manque, de la détresse, des nécessités concrètes. L’homme est encore en proie à d’autres types de besoins, qu’on pourrait appeler «besoins de sens»: comprendre le monde, y percevoir sa propre place, mettre de l’ordre dans le chaos des êtres. Pour ces besoins aussi, le primitif s’est tourné vers plus grand que lui. Il a jalonné son univers à l’aide de repères chargés d’un sens venu d’ailleurs: hiérophanies , ou manifestations du sacré, souvent matérialisées ensuite par des sanctuaires et commémorées dans les légendes et les mythes dont s’étoffèrent les liturgies. Une bipolarité affective caractérise ces phénomènes: d’une part, la crainte d’être anéanti par ce que le numineux a de terrible («Nul ne peut voir Dieu et vivre», dit une des maximes les plus archaïques de la Bible); d’autre part, l’aspiration à se hausser soi-même au niveau de cette surexistence, qui semble détenir le secret du vrai réel. En outre, devant l’hiérophanie et s’il surmonte la crainte, l’homme religieux éprouve ce qu’on pourrait désigner comme l’embryon du mysticisme: un sentiment de fusion heureuse avec une présence englobante, la certitude d’avoir entrevu les racines des choses, ou ce fameux sentiment de dépendance analysé par Rudolph Otto, «sentiment de la créature qui s’abîme en son propre néant et disparaît devant ce qui est au-dessus de toute créature». Ainsi naît la gamme variée de la prière: adoration, louange, reconnaissance, etc.

Contestation de la prière

Par rapport à ce point de départ assez universel, la civilisation occidentale a vu se développer deux sortes de pensée rationnelle, d’ailleurs étroitement conjointes, qui sont lentement devenues des facteurs de dissuasion de la prière. La première est la pensée philosophique, qui, au cours d’une tradition quasi ininterrompue, a récusé l’anthropocentrisme de la prière «intéressée». Celle-ci est, à ses yeux, inconciliable avec Dieu même, lequel ne peut être un pourvoyeur pour les convoitises humaines. Elle est indigne de l’homme raisonnable, lequel ne vise que des biens supérieurs et n’attend la satisfaction de ses légitimes besoins que de son propre effort. «Combien es-tu fou de prier pour avoir un bon esprit quand tu peux te le procurer toi-même», disait Sénèque. Au surplus, le recours à une Providence est une absurdité, puisqu’il laisse entendre que la divinité pourrait satisfaire les caprices ou les besoins d’un individu en dérogeant aux lois universelles de la nature, dont elle est auteur et gardienne. Bref, la croyance à l’efficacité surnaturelle de la prière «relève d’une structure mentale qui contredit aux conditions rationnelles de la réflexion humaine» (L. Brunschvicg).

Elle contredit aussi à la mentalité issue de la civilisation industrielle, qui constitue le second facteur de dissuasion. Dans cette société, tous les besoins anciens ne sont pas satisfaits, d’autres y sont créés, bien des risques et des détresses subsistent; mais l’idée vient de moins en moins en de telles situations d’avoir recours à une Providence. L’homme se sent assez autonome, assez sûr de lui, assez puissant pour assumer seul et sans angoisse excessive (ce qui ne veut pas dire sans souffrance ni misère) ce qu’il lui reste d’évidente impuissance.

En va-t-il de même pour les besoins de sens? Les philosophes ici ont été plus nuancés, beaucoup ont admis la légitimité d’un certain type de prière. Épicure ne demandait rien aux dieux, puisqu’il n’en attendait rien; du moins adressait-il ses hommages à leur beauté. Kant méprise «la mentalité paresseuse et pusillanime, qui se défie entièrement d’elle-même et attend une aide étrangère», mais il accueille «l’esprit de prière», c’est-à-dire «l’intention accompagnant toutes nos actions de les accomplir comme si elles s’exécutaient pour le service de Dieu», et l’état d’adoration qui naît «de la contemplation de la profonde sagesse de la création divine dans les plus petits objets et de sa majesté dans les grands aspects» (La Religion dans les limites de la simple raison ). Le philosophe justifie volontiers la prière par sa fonction psychique d’élever l’âme vers les valeurs supérieures: Comte la conçoit comme «une solennelle effusion, individuelle ou collective, des sentiments généreux, toujours liés aux vues générales» (Pensées et préceptes ). Et Jaspers: «Quand elle est vraiment personnelle et jaillie des origines, la prière se trouve à la limite de la pensée philosophique; elle devient philosophie dans l’instant où s’abolit toute relation intéressée avec la divinité» (La Foi philosophique ).

La pensée contemporaine se préoccupe de plus en plus du sens. Le développement des sciences, tant celles de la nature que celles de l’homme, les problèmes posés à une humanité qui s’accroît très vite sur une planète rétrécie n’ont fait qu’approfondir les besoins de sens et qu’en accroître l’urgence. L’homme est à la recherche des sources du sens. L’histoire de cette évolution est trop neuve pour qu’on puisse déjà en apprécier la portée. Il semble bien, cependant, que, par insurrection contre l’«unidimensionnalité» de la civilisation industrielle, beaucoup cherchent à renouer le contact avec les grandes énergies cosmiques et avec ces réserves obscures des profondeurs que la rationalité scientifique a d’abord refoulées comme irrationnelles, mais qui pourraient bien fournir à la raison humaine de demain ses meilleures ressources. Pour l’instant, on se trouve en face d’attitudes qui ne sont pas sans analogie avec des attitudes de prière: le verbe poétique, l’harmonie ou la transe musicale ou chorégraphique, voire l’usage des hallucinogènes ont pu être désignés comme de la «prière sécularisée». Disons qu’on peut y voir l’expectative d’une donation de sens advenant de plus loin que la conscience individuelle et rationalisée. Mais à quoi cette attitude demeure-t-elle ouverte? À l’homme seulement, à la totalité indéfinie et close de l’univers, ou à une transcendance ? L’ambiguïté subsiste.

2. Le rôle de la croyance

On se ferait une idée caricaturale de la prière si on n’y voyait que l’expression d’un besoin signifié et transmis à une instance supérieure à fin d’exaucement. Le besoin incite au recours, mais le recours va être lui-même conditionné par le type de relation qui unit l’orant et son dieu. C’est la croyance qui encourage, justifie et structure le recours.

Une question capitale se pose: n’est-il pas essentiel à la prière que son terme transcendant soit conçu comme personnalisé? Une puissance impersonnelle peut être crainte, célébrée, conjurée; mais peut-elle être priée? Pour interpréter correctement tant l’expérience que les croyances, il convient, en fait, d’accepter une certaine ambivalence.

La mentalité primitive, remarque Mircea Eliade, ne raisonne pas dans la perspective distinguant personnel et impersonnel, mais «en termes ontologiques: ce qui existe, ce qui est réel d’une part; et ce qui n’existe pas d’autre part». La plupart des primitifs ont perçu deux degrés dans le sacré: d’une part, ils ont reconnu, à travers les hiérophanies ouraniennes (dont le support sensible est la voûte céleste), l’existence «d’un Être divin céleste, créateur de l’univers et garant de la fécondité de la terre»; d’autre part, ils ont eu tendance à laisser tomber dans l’oubli cet Être conçu comme personnel mais lointain, pour accorder leur attention à des formes inférieures, telluriques, du sacré (génies, démons, esprits, divinités locales). À ce dernier niveau, c’est l’animisme qui prévaut sans que soit réellement posée la question de la nature personnelle ou impersonnelle des forces avec lesquelles on entre en relation.

Les grandes religions ont sur ce point des croyances plus fermes mais non dénuées de nuances. Si l’on considère l’hindouisme, par exemple, on ne sera pas peu surpris de voir les interprétations demeurer hésitantes. Les manifestations du brahman (ou réalité suprême) dans la nature sont infiniment variées et il est légitime de les vénérer sous une foule de formes personnalisées; celles-ci ne contredisent pourtant pas l’impassible impersonnalité du brahman, car plus fondamentale que toute représentation du divin est la croyance que l’univers sensible, avec sa contingence et sa multiplicité, n’est qu’une succession de formes se résorbant toujours dans l’unité primordiale. Selon une autre façon de voir, la relation personnelle que noue le fidèle à l’égard de l’une ou l’autre divinité majeure se nourrit de la croyance ferme dans le caractère personnel du dieu. Ainsi Toukârâm chanta-t-il Vishnu incarné en Krishna: «Toi, mon Dieu, tu es ma mère, mon père, mon trésor, ma famille, mon tout. Tu es celui qui façonne mon bonheur, ô Dieu!»

Le bouddhisme, né, au Ve siècle avant l’ère chrétienne, d’une réaction contre la prolifération des divinités dans l’hindouisme populaire, se désintéresse de la nature métaphysique de la réalité ultime. À son sujet, les avis sont encore partagés: on l’a longtemps considéré comme un athéisme, puisqu’aucun dieu n’y est proprement invoqué ni conçu. On tend aujourd’hui à reconnaître que les choses ne sont pas si simples. Ce qui est certain, c’est qu’en dehors des prières adressées au bouddha lui-même, plus ou moins divinisé dans la suite des temps, ou aux bodhisattvas dans le Grand Véhicule, l’exercice orant principal du bouddhisme est la méditation, qui n’est nullement méditation sur les œuvres ou les attributs d’une divinité, mais réalisation du vide intérieur, prélude à l’illumination (dans le zen, par exemple), ou concentration de l’esprit pour obtenir la suppression de la souffrance.

Les religions révélées, judaïsme et christianisme, professent le caractère éminemment personnel de Dieu, qui est justement conçu comme «Dieu vivant», comme celui qui le premier interpelle l’homme par une parole intelligible. Il s’ensuit que la prière y est essentiellement une réponse à l’avance divine, la poursuite d’un dialogue qui, à travers les faits de l’histoire et les circonstances de la vie, va s’intensifiant et s’approfondissant. «L’homme qui prie se place «devant la Face», se place dans l’accomplissement du mot-principe sacré «Je-Tu» qui signifie mutualité active» (Martin Buber). La personnalité de l’orant s’y trouve à la fois contestée et purifiée, mais aussi affermie et développée. Toute la gamme des sentiments personnels, tous les registres du dialogue, depuis la plaidoirie passionnée (Abraham, Gen., XVIII) ou l’affrontement hardi (Moïse, Ex., XXXII) jusqu’à la reconnaissance émerveillée (David, II Sam., VII) et l’abandon confiant (Ps. CXXXI), alimentent cette relation qui n’est plus fondée sur la croyance seulement, mais sur la foi, c’est-à-dire non sur ce que l’homme peut se représenter ou conjecturer de Dieu mais sur ce qu’il connaît de Dieu par Dieu lui-même.

La critique philosophique a souvent estimé inconvenante cette conception de la prière, qui inclut une représentation trop anthropomorphique de Dieu. À supposer qu’il admette un Dieu, le philosophe s’en fera une idée épurée, la seule qui lui semblera digne de l’absolu. Il le dépouillera des traits par lesquels le croyant le personnalise. À la limite, Dieu «cesse d’être un autre pour nous [...] il est la vérité éternelle en qui une âme pensante acquiert le sentiment et l’expérience intime de l’éternité de la pensée» (L. Brunschvicg). Dans des contextes de pensée différents, il existe des courants théologiques contemporains qui aboutissent au même résultat: Dieu n’est pas «un autre» pour l’homme, et la prière doit dépérir en tant que dialogue avec un Dieu personnel.

Ces courants attirent l’attention sur l’ambivalence de la conception personnaliste de Dieu. À présenter trop naïvement la prière comme «dialogue avec Dieu», on risque d’induire en erreur. D’ailleurs, la tradition chrétienne a toujours connu avec faveur une autre définition de la prière, qui la présente comme «élévation de l’âme vers Dieu», définition moins précise mais qui peut mieux laisser entendre la distance qui sépare la créature du Créateur. Le fait est que toute une lignée de mystiques chrétiens (Grégoire de Nysse, Maître Eckhart, Jean de la Croix) ont éprouvé ce qu’il y avait de nocturne, d’abyssal, d’impersonnel en un sens, dans le visage divin dont ils s’approchaient. Leur expérience, cependant, demeurait expérience de la foi, et il serait erroné de la confondre avec l’attitude intellectualiste du philosophe.

L’islam, autre religion monothéiste, a connu en quelque sorte le problème inverse. La prière qui scande la journée du musulman est bien adressée à un Dieu personnel, mais, axée sur la reconnaissance de la grandeur de Dieu, c’est comme à distance qu’elle lui offre son tribut de louange et d’adoration. Ici, c’est lorsque, tel al- ネall dj, il prétend rencontrer Dieu dans une véritable intimité amoureuse que le mystique détonne et surprend. Un mystique persan s’écrie: «Ma prière n’est pas ma prière, Seigneur, si mon âme ne te voit face à face.»

Ainsi, de tous les titres sous lesquels est invoquée la divinité, le plus universel est celui que l’antique Égypte accordait déjà au dieu Amon, «le dieu qui écoute les prières». C’est dans le secret de son cœur, c’est dans l’intelligence de sa tradition que chaque croyant, chaque communauté religieuse détiennent les raisons qu’ils ont d’accorder créance à cette affirmation. Celui qui juge du dehors, et surtout en moderne, se dira simplement: ou bien Heisenberg a totalement raison en constatant que «pour la première fois, l’homme se trouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire ni adversaire», et alors il n’est nulle part de dieu qui écoute les prières; ou bien c’est Victor Hugo qui maintenait la vérité minimale, dont on ne peut se départir, en s’écriant dans une intuition de poète: «Il y a une oreille dans l’Inconnu!»

3. L’affinement du désir

La croyance offre au recours issu du besoin un langage, ne serait-ce que la seule invocation de la divinité, mais rares sont les invocations qui n’incluent déjà une théologie ou toute une conception de l’homme. Mieux informé aujourd’hui des fonctions du langage, on sait que le langage de la prière n’est pas du type informatif (faire savoir quelque chose à quelqu’un), mais évocatif, communicatif, exclamatif. La demande «qui offre l’homme à la bienveillance d’autrui [...] invoque Dieu dans la langue du chœur de la tragédie grecque, dans celle du psaume hébraïque, dans celle des liturgies chrétiennes, dans celle, toute proche du quotidien, de la prière spontanée du croyant. La parole qui prie est par excellence la langue de l’exclamation. Le cri a été relayé par le chant» (P. Ricœur).

Effectivement, aussi fruste soit-il, le langage de la prière est une victoire sur le mutisme ou sur le cri inarticulé du besoin brut. Le cri est relayé par le chant, et le besoin par le désir. La croyance inspire, éduque une configuration originale des dispositions affectives fondamentales comme de la volonté, qui permet à l’orant de ressaisir «l’expression quotidienne de la douleur et de la joie, de la colère et de la peur, pour l’élever au niveau lyrique d’une expression purifiée» (P. Ricœur), et en meilleur accord avec la perfection du Dieu invoqué.

Ce ressaisissement des préoccupations, soucis, désirs, ne se traduit pas seulement par la qualité de l’expression, mais aussi par celle de l’intériorisation qui lui est nécessairement liée. La prière conduit l’homme à habiter ses propres profondeurs, à se retremper non dans son moi narcissique mais dans son «cœur». On admirera ce «conseil pour bien prier au temple du sage Ani» (Égypte ancienne), dont on trouve des équivalences dans toutes les religions: «La maison de Dieu a les cris en horreur. Prie pour toi avec les désirs de ton cœur, dont toutes les paroles sont cachées; alors Dieu fera ce que tu désires, alors il t’exaucera.»

Dans toutes les religions également, les liturgies ont joué le rôle de matrice exemplaire de la prière. Conformes à la pureté de la croyance comme au génie expressif d’une communauté humaine, elles instruisent (en tous les sens du mot) les fidèles et, en leur proposant un langage et des modèles de prière, orientent leur piété personnelle.

Bien entendu, cet affinement du désir n’est pas l’œuvre des propriétés formelles d’un langage. En toutes les religions, chacun sait qu’une prière qui se réduit à son formalisme verbal n’est plus prière, et ce n’est pas parce qu’on a composé un discours au vocatif émaillé de quelques «mon Dieu» qu’on a accru le trésor réel de la prière! Ce qui compte, c’est l’affrontement mystérieux avec l’Autre, qui s’opère dans le champ ouvert du langage invocatif. Le Christ a vécu le modèle et le paroxysme de cet affrontement dans sa prière à Gethsémani: son «agonie», son combat, consistait à se mettre tout entier en accord avec la volonté reconnue et aimée de son Père. Pour le chrétien, cette prière du Fils est la prière parfaite et, sous les multiples formes que revêt sa prière, il sait qu’il ne prie vraiment que lorsque son désir rejoint la volonté de son Père céleste, volonté qui n’est pas pour lui énigme celée, mais dont il déchiffre les lignes de force dans la Révélation.

Pour l’hindou ou le bouddhiste, le combat se situe par rapport aux tentations que présente ce monde de karma et d’illusion. Le désir se structure dans celui de la délivrance du moi pour rejoindre la béatitude du brahman ou le nirv ユa, tout comme il se structure pour le musulman dans celui de la soumission au Très-Haut.

Une grave question, cependant, demeure posée au sujet de la prière. Aussi splendide que soit ce lyrisme, aussi humanisante que se révèle cette éducation du désir, aussi noble et, en fin de compte, raisonnable que soit cette attitude de l’homme devant Dieu, Marx n’a-t-il pas raison de dénoncer son aspect néfaste? Les hommes modelés par leurs croyances et leurs prières sont-ils aptes à transformer le monde pour la plus grande libération de l’homme? Le fatalisme des musulmans, l’indifférence des hindous à l’égard de leur propre état social, pour ne pas parler de ce christianisme du XIXe siècle où la piété servait à désamorcer la révolte des plus déshérités, ne donnent-ils pas à la question une force considérable? Tout croyant qui prie doit en percevoir le tranchant. Son expérience lui apparaît trop solidement fondée en vérité humaine et religieuse pour qu’il ait à douter de son sens, de son prix, de sa fécondité. Mais les maîtres spirituels de toutes les traditions ont suffisamment dénoncé les déformations et falsifications de la prière pour que s’impose à chacun un examen lucide de ce qu’est en fait sa propre prière. La véritable réponse à l’objection viendra d’hommes de prière qui feront la preuve par leur vie que prière et raison, prière et action, prière et efficacité ne s’excluent pas nécessairement. De tels hommes, en fait, ont toujours existé. L’avenir de la prière est du côté de ceux qui manifesteront qu’elle est attitude de maturité, non d’infantilisme, et de responsabilité, non de désertion.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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